(BFM Bourse) - À l'exception de Nintendo, le secteur ne brille pas de milles feux cette année, entre des sorties de cote et des parcours boursier difficiles. L'industrie pâtit d'une forte volatilité. Au point que la Bourse ne présente plus d'intérêt?
Si le secteur du jeu vidéo reste l'industrie du rêve par excellence pour nombre de "gamers", c'est bien moins le cas pour les investisseurs.
Electronic Arts, mastodonte du compartiment à Wall Street, tirera l'an prochain sa révérence à la Bourse de New York, après avoir souffert ces dernières années. La société avait notamment émis un avertissement sur résultats en janvier, et le titre avait dévissé de 16,7% sur une séance.
Connu pour la série de jeux de football "Fifa" (renommée "EA Sport FC" depuis 2023), le groupe a accepté fin septembre d'être racheté pour 55 milliards de dollars (dette comprise) par un consortium formé par le fonds souverain saoudien et par un fonds dirigé par Jared Kushner, gendre de Donald Trump et mari de sa fille Ivanka.
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Sorties de cotes et parcours boursiers tumultueux
L'industrie étant régulièrement en consolidation - les japonais Namco et Bandai ont par exemple fusionné en 2005 – d'autres groupes ont été sortis de la cote ces dernières années. Activision Blizzard ("Warcraft", "Diablo", "Call of Duty") avait quitté Wall Street en 2023 dans le cadre de son rachat par Microsoft, qui produit les consoles Xbox. Take-Two, le propriétaire de la licence GTA, avait pour sa part acquis Zynga, connu par "Farmville". Ce qui a débouché sur la radiation de la Bourse de New York de Zynga au printemps 2022.
Les groupes qui restent cotés connaissent, eux, des parcours boursiers pour le moins délicats. Le représentant du secteur le plus connu de la Bourse de Paris, Ubisoft, en témoigne. Le titre s'échange actuellement autour de 7 euros, alors qu'il avait dépassé les 100 euros en 2018, avec un pic de 107,9 euros, en juillet de la même année, ce qui traduit donc une baisse de 93,5% en sept ans. Le groupe était même parfois évoqué comme un prétendant au CAC 40 (il avait intégré le CAC Next 20, l'antichambre de l'élite parisienne, toujours en 2018).
Des avertissements sur résultats souvent liés à des reports de jeux (notamment "Skull and Bones", dont la sortie a été décalée six fois) et des ventes décevantes (comme "Star Wars Outlaws") ont plombé l'action.
Le dernier "blockbuster" du groupe, "Assassin's Creed: Shadows", pourtant plutôt bien accueilli par les joueurs et la critique, n'a pas connu un franc succès. "Malgré des débuts apparemment prometteurs, le jeu se serait vendu bien en deçà des attentes, avec seulement 4,3 millions d'exemplaires écoulés depuis son lancement le 25 mars (selon Alinea Insights)", expliquait récemment Deutsche Bank.
"Cela représente un ralentissement important par rapport aux 3 millions d'exemplaires vendus lors de la première semaine (qui étaient clairement liés aux précommandes des fans inconditionnels) et une performance nettement inférieure à celle d''Assassin's Creed Mirage' (5 millions en 3 mois)", poursuivait la banque.
Ubisoft a d'ailleurs surpris en annonçant la semaine dernière le report de la publication de ses comptes semestriels et sa suspension de cotation. L'action a repris son cours, vendredi, prenant 3,9% après la communication, le matin même, de résultats supérieurs aux attentes.
Nintendo, l'éternelle exception
Le groupe français est loin de constituer un cas isolé. Le suédois Embracer, coté à Stockholm et propriétaire des licences "Tomb Raider", "Deus Ex" (ou plus récemment "Kingdom Come"), perd 17,1% depuis le début de l'année, et 81% depuis mai 2021. Le titre avait notamment plongé de 17% mi-mai sur une seule séance après avoir livré des perspectives décevantes pour l'exercice en cours, en raison notamment du décalage de plusieurs "AAA" (les blockbusters du jeu vidéo).
Le polonais CProjekt ("The Witcher", "Cyberpunk 2077"), coté à Varsovie, s'en tire mieux cette année, avec une hausse de 19,2% depuis le 1er janvier. Mais l'action de la société a été divisée par deux par rapport à ses plus hauts historiques en Bourse, atteints lors de la pandémie.
Certes, Nintendo, de son côté, semble évoluer dans un autre monde. Le groupe prend plus de 40% en 2025 et a établi ses plus hauts historiques à la Bourse de Tokyo en août dernier, dépassant les 100 milliards de dollars de capitalisation boursière, ce qui fait de la compagnie japonaise la quatrième entreprise du secteur sur ce critère. Dopée par le succès retentissant de la Switch 2, la société basée à Kyoto est désormais le premier "pure player" du jeu vidéo en Bourse, puisque Microsoft, Tencet et Sony possèdent nombre d'autres activités.
"Nintendo est unique. C'est le grand contrariant du secteur. Ils vont à contre-courant des autres, comme Playstation et Xbox qui, eux, recherchent plus d'immersion et de performance technologique. Nintendo a fait le choix de véritablement se concentrer sur l'artistique avec des machines moins performantes mais avec des concepts funs et maîtrisés, ce qui se retrouve aussi au niveau des jeux. Cela fonctionne en Bourse car le public répond présent et la hausse de l'action reflète le succès commercial du groupe", explique Charles-Louis Planade, co-directeur de l'analyse financière de TP ICAP Midcap en Bourse.
Nintendo a, en effet, un modèle à rebours de celui des autres, étant peu présent sur le jeu mobile qui constitue pourtant le gros du marché (94 milliards de dollars sur un total de 190 milliards attendus en 2025, selon les prévisions de la banque suisse Julius Bär).
Le bouleversement perpétuel comme modèle
Le jeu vidéo demeure un secteur en expansion. Mais sa croissance ressemble plus à celle des compagnies pétrolières qu'à la tech américaine. Le site spécialisé Newzoo prévoit une hausse des revenus de l'industrie de 3% par an entre 2025 et 2028. Et le jeu vidéo ne dépassera son record de 2021 (192,7 milliards de dollars) qu'en 2026.
Son modèle économique est sans cesse bouleversé. Les supports physiques chers aux vieux gamers ont quasiment disparu et surtout la logique d'abonnement s'impose de plus en plus.
"L'industrie du jeu vidéo passe d'un modèle de vente unique à un modèle de monétisation durable grâce aux abonnements, aux 'battle pass' (des contenus additionnels payants valables pendant une période et très répandu dans les jeux de tirs en arène, NDLR) et aux achats intégrés, transformant ainsi le jeu en une habitude quotidienne rentable", explique la banque Julius Bär.
"Les titres à succès ne sont plus des produits statiques, mais des services dynamiques, des expériences continuellement mises à jour et conçues pour maximiser l'engagement, la fidélisation et les dépenses comportementales", poursuit-elle.
Ces enjeux de monétisations sur le long terme rendent d'autant plus cruciaux le succès des plus gros titres.
En parallèle, l'offre de jeux s'avère abondante. Sur la plateforme Steam, 18.626 jeux ont été commercialisés en 2024, soit près du double de 2020, expliquait récemment Bloomberg, en se basant sur les données du site SteamDB. Et il ne s'agit pas forcément de titres de mauvaise qualité.
Sur 2025, 120 jeux ont pour le moment dépassé un score de 80, jugé bon voire très bon, sur l'agrégateur de critique Metacritic, notait également Bloomberg. "Il y a trop de jeux", concluait l'agence.
Jouer à "pile ou face"
Pour revenir à la Bourse, le secteur fait ainsi face à de nombreux défis et mutations, au point que les investisseurs souhaitant se positionner dessus doivent avoir le cœur bien accroché.
"Le problème des groupes de jeux vidéo reste que les reports (de lancements de jeux) font mal. Ce sont aujourd'hui des productions avec des budgets chiffrés à des dizaines voire des centaines de millions de dollars, soit autant voire plus que pour le cinéma", explique Frédéric Rozier, gérant chez Mirabaud.
"Du coup, un report peut changer totalement le prévisionnel de la société et donc les prévisions de résultats. C'est extrêmement compliqué car cela crée de la volatilité alors que le marché n'aime pas la volatilité. C'est injouable", poursuit-il. "D'autant qu'au cours des dernières années aucune grande franchise de jeux vidéo n'a été très tranquille", fait-il valoir.
Si les reports d'"Assassin's Creed Shadows" ou autres, ainsi que la mauvaise réception d'un titre comme "Star Wars Outlaws" ont pu malmener Ubisoft, le groupe tricolore ne constitue une nouvelle fois qu'un exemple parmi d'autres.
CDProjekt a vu son action souffrir des reports puis des débuts ratés du jeu d'aventure futuriste "Cyberpunk 2077", même si les correctifs apportés ensuite par les développeurs en font aujourd'hui un très bon titre.
"La sortie de 'Cyberpunk 2077' fin 2020 a été un désastre total en termes de relations publiques pour CD Projekt et a déçu de nombreux joueurs (en particulier ceux sur console)", explique le bureau d'étude indépendant Alphavalue.
Or, CDProjekt doit sortir en 2027 "The Witcher 4", un titre extrêmement attendu et qui pèsera lourd dans la balance tant pour ses résultats que pour son avenir boursier. Sur ce dernier point Alphavalue, qui est à "vendre" sur l'action du groupe polonais estime que le marché pêche par excès d'optimisme et ne prend pas suffisamment en compte les risques d'exécution.
Et que dire de Take-Two, qui a plusieurs fois reporté GTA 6, probablement le plus attendu de l'histoire après le succès de son prédécesseur (220 millions d'unités, le deuxième jeu le plus vendu de tous les temps derrière Minecraft) ?
"À court terme, acheter son action (Take-Two, NDLR) revient à jouer à pile ou face, car le cours dépendra uniquement des performances de Grand Theft Auto 6 (…) par rapport aux attentes", prévient Morningstar.
Des avantages à être cotés
Au vu de ces risques, est-ce que le jeu vidéo a vraiment un avenir en Bourse? A fortiori dans une industrie de création où la chute des actions peut peser sur le moral des troupes? La question est évidemment provocatrice, mais elle mérite d'être posée.
"La Bourse a ses limites et dans ce secteur peut-être plus que d'autres", soupire un analyste qui n'exclut pas un "risque de spirale négative" lorsqu'un groupe de jeu vidéo est confronté à des difficultés en Bourse.
Le marché a, par le passé, bien servi à l'industrie. "Longtemps, le secteur du jeu vidéo n'a pas eu accès au crédit bancaire ou très peu car il était considéré comme une activité risquée qui ne s'y prêtait pas", rappelle Charles Louis Planade de TP ICAP. "La solution pour accéder au capital était donc la Bourse", poursuit-il.
Ce sujet n'en est plus vraiment un aujourd'hui. "Depuis tout cela a pas mal évolué, car beaucoup de groupes, même les plus petits, ont réussi à lever de la dette", développe l'analyste.
Néanmoins, "le jeu vidéo a toujours un avenir en Bourse et il y a encore des avantages pour un groupe du secteur à être coté. Cela permet d'avoir accès à des financements immédiats et diversifiés (notamment des instruments hybrides comme des obligations convertissables en actions) ou de mettre en place des mécanismes d'intéressement pour les salariés", tranche-t-il.
"La Bourse donne aussi une plus grande latitude à la direction, avec un actionnariat plus élargi. En étant non coté vous êtes sous la pression de l'actionnaire majoritaire ou de référence, qui peut d'ailleurs faire sauter la direction. Avec la Bourse, la direction a davantage de liberté. Vous rendez des comptes à beaucoup de monde, mais le poids des actionnaires est dilué", énumère l'analyste.
"Il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain parce que le secteur est mal perçu, actuellement", fait-il valoir. "Cela reste très cyclique. Je me rappelle d'une époque où Ubisoft cotait à 4 euros environ (au début des années 2010, NDLR) et quelques années après le titre est monté à 100 euros (en 2018, NDLR)", prévient Charles-Louis Planade.
Un travail d'éducation
Frédéric Rozier partage ce verdict, soulignant que le jeu vidéo n'a pas l'apanage de la volatilité sur les marchés.
"D'un certaine façon ce secteur, en Bourse, peut ressembler à celui des biotechs. Il est très volatil, avec des retards dans les processus de développement. Ce sont des groupes qui misent beaucoup sur quelques produits et la trésorerie peut-être très serrée. Dans le jeu vidéo, parfois, 50% à 60% des capex (les dépenses d'investissements, NDLR) se concentrent sur un titre. Cela peut avoir des conséquences très importantes pour le cash-flow", constate le gérant.
"Pour autant les groupes de jeux vidéo ont tout à fait leur place en Bourse. Le marché leur a permis de lever des sommes importantes et cela sera certainement encore le cas à l'avenir", anticipe-t-il.
"Ces sociétés doivent simplement faire leurs métiers, comme les autres. C'est un secteur, certes particulier, à appréhender pour les investisseurs. La direction doit effectuer un travail d'éducation du marché pour lui donner confiance et comprendre les enjeux créatifs avec ses aléas. Encore une fois on se rapproche du cinéma", conclut le gérant.
"Le cycle produits dans le secteur des jeux vidéo auquel s'ajoute évidemment une connotation artistique créé de l'aléatoire et n'est pas forcément adapté à la perception du marché", reconnaît de son côté Charles-Louis Planade.
"La direction d'un groupe de jeu vidéo doit en conséquence expliquer et son modèle et ne pas le complexifier. Par exemple, la dernière décision d'Ubisoft, qui a fait entrer Tencent au capital d'une filiale, n'aide guère à la compréhension du dossier. Car en achetant l'action Ubisoft, les minoritaires achètent une partie d'une partie de l'entreprise", illustre-t-il.
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