(BFM Bourse) - En annonçant une énorme hausse de sa production pétrolière, le royaume saoudien accentue la guerre des prix qu'il a lancée la veille sur l'or noir. Face à la surabondance de l'offre à prévoir, les cours des références mondiales de pétrole brut pourraient rester durablement bas. Au point de menacer les producteurs de schiste américains?
L'échec des négociations entre les pays membres de l'Opep et leurs partenaires parmi lesquels la Russie jeudi et vendredi dernier à Vienne pourrait laisser des traces. Échaudée par le refus de Moscou de participer aux efforts de réduction de la production, l'Arabie Saoudite a unilatéralement décidé, lundi, de se lancer dans une vaste braderie en procédant à la plus importante réduction de ses prix pétroliers en 20 ans, a rapporté Bloomberg News. Saudi Aramco a ainsi vendu son baril d'Arabian Light à un prix sans précédent: 10,25 dollars en dessous du baril de Brent de la mer du Nord.
Dans la foulée, Moscou s'est lancée dans une guerre des mots avec le royaume saoudien, le ministère russe des finances déclarant que "la Russie pouvait survivre pendant 6 à 10 ans à un baril entre 25 et 30 dollars". Une déclaration digne d'une "cour de récréation" pour Benjamin Louvet, gérant matières premières chez Ofi Asset Management (AM).
Conséquence, les cours des deux références mondiales de pétrole brut (Brent et WTI) ont connu lundi leur pire séance depuis l'entrée en guerre de l'Irak dans la guerre du Golfe (1990-1991), lâchant près de 25% (soit environ 12 dollars par baril).
Riyad veut inonder le marché
Comme si cela ne suffisait pas, Riyad en a remis une couche mardi matin, la société d'État Saudi Aramco (qui pompe la totalité du pétrole du royaume) s'étant engagée à fournir un record de 12,3 million de barils par jour (mbj) en avril, avec l'objectif évident d'inonder le marché. Cet engagement de livraison dépasse en effet nettement la capacité maximale durable de production du royaume, qui a produit environ 9,7 mbj en février. Autrement dit, l'Arabie saoudite compte piocher dans ses stocks stratégiques pour écouler le plus de brut possible dans un délai réduit.
Dans une note publiée en septembre dernier, l'analyste de Barclays Amarpreet Singh indiquait que le royaume possédait "en stock des niveaux significatifs de brut et de produits pétroliers", équivalant à "environ 35 jours des exportations du pays", soit près de 260 millions de barils, indique dans une note Amarpreet Singh, analyste de Barclays. En exploitant ces stocks à hauteur d'environ 2,5 mbj, l'Arabie saoudite a donc environ 100 jours devant elle avant d'avoir vidé l'intégralité de ses réserves. Ce que le royaume ne peut pas se permettre puisqu'il doit conserver une certaine quantité de divers produits pétroliers afin de surmonter une rupture momentanée d’approvisionnement, comme ce fut le cas en septembre dernier lorsque des attaques de drones saoudiens avaient paralysé la moitié de l'appareil productif saoudien.
Cette dernière manœuvre semble donc annoncer une longue et âpre guerre des prix entre la Russie et l'Arabie Saoudite, dont les répercussions peuvent se propager sur l'ensemble des marchés financiers, comme observé lundi.
Les cours des barils de Brent de mer du Nord et de WTI texan, qui tentaient de se redresser après le plongeon historique de la veille, ont accusé le coup après les déclarations du royaume. D'autant que le Kremlin a réagi dans les minutes qui ont suivi, par le biais de son ministre de l'Énergie Alexander Novak, en affirmant que la Russie avait la capacité de sa production de 500.000 barils par jour, ce qui porterait la production potentielle du pays à un nouveau record de 11,8 millions de barils par jour. À 15h30 le baril de Brent "limitait" ainsi son rebond à +7,71% à 37,01 dollars, quand celui de WTI s'échange à 33,71 dollars (+8,29%), un plus bas depuis février 2016.
Les producteurs de schiste américain, grands perdants de l'équation
Les États-Unis et d'autres pays occidentaux commencent à s'inquiéter de la guerre des prix du pétrole entre deux des plus puissantes nations pétrolières du monde. Lundi, le ministère américain de l'énergie a dénoncé dans une rare déclaration "les tentatives des acteurs étatiques de manipuler et de provoquer un choc sur les marchés pétroliers".Alexander Novak a tenté de calmer le jeu (après avoir déclaré que la Russie pourrait augmenter sa production) en déclarant que la porte n'était pas fermée aux futures discussions, ajoutant que l'Opep+ pourrait se réunir en mai ou juin prochain. Si l'actuel accord de réduction de la production entre l'Opep et ses alliés (qui prévoyait une coupe de 2,1 mbj répartie entre les membres du cartel mais principalement supportée par l'Arabie saoudite) n'a pas été prolongé au-delà de fin mars, cela "ne signifie pas qu'à l'avenir nous ne pourrons plus coopérer entre pays Opep et non-Opep" pour stabiliser le marché, a indiqué le ministre russe.
Pour Benjamin Louvet, interrogé lundi soir sur BFM Business, deux hypothèses peuvent expliquer "le désaccord historique qu’on a connu vendredi entre la Russie, l’Arabie saoudite et l’Opep". De sources au fait des négociations, "il semble que le nouveau ministre du pétrole saoudien, qui est membre de la famille royale (une première), ait un peu moins le sens de la diplomatie que son prédécesseur et a voulu mettre les Russes au pied du mur. Ces derniers ne tenaient pas les engagements qu’ils avaient pris sur les précédentes réductions et Abdel Aziz ben Salmane (demi-frère de MBS) aurait posé un ultimatum, refusé par les Russes" explique le gérant matières premières.
"Pourquoi ce refus? Deux hypothèses. La première, c'est que les Russes ne voient pas la nécessité de réduire la production aujourd’hui dans la mesure où on ne connait pas le vrai niveau de la demande future en raison du choc lié au coronavirus. Historiquement, les baisses de production en période de choc ne se sont pas très bien passées, les prix continuant à chuter malgré les coupes. Les Russes pouvaient donc faire preuve de réticence en pensant que cela n’aurait pas de d’impact sur les prix" avance Benjamin Louvet.
Autre hypothèse, "les Russes ont pu saisir cette occasion pour tenter de mettre un terme au développement de la production américaine, qui s’est envolée depuis 2008 avec l’essor du schiste". Or, depuis la chute drastique des cours de l'or noir depuis 2014 (quand un baril s'échangeait à plus de 100 dollars), "ces producteurs de schiste sont dans une position très difficile" indique le spécialiste. "Ils sont très endettés et ont désormais beaucoup de mal à se financer" ajoute-t-il, précisant que "là où l'Arabie saoudite avait échoué à mettre la pression sur les pétroliers de schiste en 2014 (car ils trouvaient alors facilement des moyens de se financer), la Russie pense qu’il y a peut-être un moyen de mettre à terre ces producteurs aujourd'hui". Et selon Benjamin Louvet, "elle (la Russie) n'a pas tort quand on voit les performances boursières des producteurs de schiste -qui ont tous perdu entre 30 et 50% sur la séance- lundi soir.
Les craintes exprimées par le ministère américain de l'Énergie apparaissent donc légitimes, alors que le seuil de rentabilité (dit "breakeven") de l'extraction du pétrole de schiste serait compris entre 48 et 54 dollars par baril, même si celui-ci tend à diminuer grâce aux progrès technologiques.
Une demande mondiale qui devrait baisser cette année
Or, selon Goldman Sachs, le baril de brut pourrait tomber jusqu'à un plancher historique de 20 dollars dans les semaines qui viennent, ce qui contraindrait probablement de nombreux producteurs de schiste texans à mettre la clef sous la porte. Benjamin Louvet juge néanmoins cette prévision légèrement catastrophiste et estime que "compte tenu du déséquilibre qu’on observe aujourd’hui sur le marché, on estime plutôt qu’il pourrait descendre à 30 voire à 27 dollars, au-delà ça nous semble exagéré, il faudrait que le coronavirus se maintienne très longtemps".
"Ceci étant, poursuit le spécialiste, ce n’est pas exclu puisque au-delà des mauvaises nouvelles des derniers jours, le général Haftar (qui commande l'armée contrôlant une partie de la Libye, un important producteur d'or noir, NDLR) a été reçu à l’Élysée lundi soir et a assuré à Emmanuel Macron qu’il était prêt à signer un "cessez-le-feu" (à condition que les milices qui soutiennent le Gouvernement national d'union (GNA) au pouvoir à Tripoli le respectent). Ce qui voudrait dire que la production pétrolière libyenne, qui avait chuté à 150.000 barils par jour, pourrait rapidement remonter autour de 1,1 à 1,2 mbj, soit un million de barils de plus qu'à l'heure actuelle, qui viendraient s’ajouter à la guerre que se sont lancées la Russie et l'Arabie saoudite en termes de part de marché".
Pour rappel, L'Agence internationale de l'énergie (AIE) a déclaré en début de semaine que la demande mondiale de pétrole se contractera cette année pour la première fois depuis la crise financière mondiale de 2009. Or, la production américaine devrait, toujours selon l'AIE, augmenter de 1,06 mbj pour atteindre un record de 13,3 mbj en 2020, un chiffre que l'agence américaine a relevé par rapport à sa première estimation d'une hausse de 930.000 barils par jour, ce qui ne ferait que creuser encore un peu plus le déséquilibre entre l'offre et la demande sur le marché de l'or noir.