(BFM Bourse) - Certains grands groupes cotés sont considérés, tout du moins par companiesmarketcap.com, comme étant néerlandais ou luxembourgeois car leur siège social est basé dans le pays en question. Mais est-ce le seul critère qui détermine la nationalité ou la citoyenneté d'un grand groupe?
Vous ne le savez peut-être pas mais Airbus est la troisième plus importante capitalisation boursière… Des Pays-Bas. Enfin si l'on se fie au classement de companiesmarketcap.com, site de référence en la matière. Outre le groupe d'aéronautique, le constructeur automobile Stellantis est aussi considéré par companiesmarketcap.com comme une société néerlandaise. Probablement car les deux sociétés ont leurs sièges aux Pays-Bas (nous expliquons pourquoi de nombreuses sociétés ont pu décider de s'installer dans ce pays en fin d'article).
Dans la même veine, le groupe d'analyses pharmaceutiques et alimentaires Eurofins est rangé au Luxembourg par le site et STMicroelectronics est suisse.
Cela ne concerne évidemment pas que les sociétés françaises (ou en partie françaises comme Airbus et Stellantis). Universal Music Group, une maison de disques a priori américaine, est elle aussi considérée comme néerlandaise. Il est vrai, toutefois, que l'entreprise est cotée à Amsterdam et que son siège social est localisé aux Pays-Bas (à Hilversum plus exactement).
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Companiesmarketcap.com classe par ailleurs Spotify comme la plus importante entreprise cotée de Suède. La société a, certes, établi son siège dans le pays scandinave (elle est toutefois légalement domiciliée au Luxembourg, selon le World Economic Forum). Mais le groupe de streaming n'a pourtant qu'une seule place de cotation: la Bourse de New York.
Tous ces cas montrent qu'il est aujourd'hui difficile d'apprécier la "nationalité" d'une compagnie, à l'heure où les groupes cotés (et autres d'ailleurs) restent avant tous des multinationales.
Sodexo et Publicis sont indéniablement des entreprises françaises. Pourtant, le gros de leurs revenus (40 à 55%) est réalisé aux États-Unis. Teleperformance a été fondé en 1978 par Daniel Julien. Mais l'Inde (87.000 employés) et les Philippines (60.000) représentent ses deux pays les plus importants en termes d'effectifs (au total de 489.500 à fin décembre 2024).
Pour donner un exemple allant dans l'autre sens, le bureau d'études indépendant Alphavalue remarquait récemment que la société espagnole Inmobiliaria Colonial, qui a fusionné cette année avec la Société foncière lyonnaise, réalise environ 64% de ses revenus en France.
Le siège social et le siège effectif
Tout ceci amène à se demander comment est attribuée une nationalité à une société. Précisons que cette nationalité reste souvent appréciée de façon subjective, notamment par les opérateurs de marché. Stellantis a beau être franco-italo-américaine et de droit néerlandais, les analystes financiers (en tout cas ceux de Royal Bank of Canada) considèrent l'entreprise comme un membre des "D3", c'est-à-dire les trois groupes de Detroit (General Motors, Ford et Chrysler donc Stellantis), l'ancien temple américain de l'industrie automobile.
Reste un élément tangible: le droit. Sur quoi s'appuient les différents textes pour caractériser la nationalité d'une société et déterminer le droit applicable?
En France, un rapport du Sénat de 2007 notait que la notion de siège social s'applique. Mais ce même rapport soulignait aussi que la jurisprudence française a été amenée à considérer non pas le siège social officiel mais le "siège social réel", celui où se situe "le lieu de direction effective de la société", où se réunisse les organes de direction.
"La localisation du siège social de l'entreprise demeure un critère important. C'est notamment le grand critère retenu pour déterminer le droit applicable à une société, là où on peut la poursuivre, (comme précisé par le Règlement 'Bruxelles I bis'). Encore faut-il parfois distinguer entre le siège 'statutaire' (celui que déclare l’entreprise) et le siège 'réel' (là où sont prises les décisions), sinon ce serait trop simple", explique Benoît Le Bret, avocat associé chez Gide Loyrette Nouel au bureau de Bruxelles. Il en est de même "pour l'appréciation, en droit communautaire, des droits relevant de la liberté d'établissement et de la libre prestation de services", ajoute-t-il.
Le siège social (ou réel donc) constitue-t-il le seul facteur pertinent pour déterminer la nationalité d'une entreprise? Non.
L'exemple des compagnies aériennes
"Dans le droit communautaire, d'autres critères existent pour apprécier - non pas vraiment la nationalité à proprement parler - mais le caractère européen d'une entreprise. L'exemple le plus ancien -il date de la guerre froide- reste celui des compagnies aériennes. Une entreprise est considérée comme européenne (avec donc une licence pour opérer en Europe) non pas seulement en fonction de son siège mais si elle a une activité en Europe et si son actionnariat est composé d'une majorité d'actionnaires européens. Et d'ailleurs, au-delà de la stricte détention du capital, la notion de contrôle effectif exercé par les actionnaires est également appréciée", illustre Benoît le Bret.
Il ne s'agit pas d'une simple règle théorique, car cette appréciation du caractère européen s'est posée très concrètement lors du Brexit, avec le cas d'IAG, la maison mère de British Airways mais aussi des espagnoles Iberia et Vueling.
"Pour continuer à être considéré comme une société européenne, IAG a mis en place dans son organisation une structure avec un 'siège social' en Espagne, un board (un conseil d'administration, NDLR) dont la majorité des droits de vote est détenu par des ressortissants de l’UE et une obligation pour ses actionnaires de déclarer toute cession ou transfert d’au moins 0,25% du capital ou des droits de vote en indiquant expressément la nationalité des uns et des autres… ", explique Benoît Le Bret.
Cette appréciation de la nationalité (ou de la citoyenneté européenne de l'entreprise) n'est pas propre au Vieux Continent.
"On retrouve le pendant de cette règle aux États-Unis. Ces derniers ne considèrent pas une compagnie comme étant américaine si plus de 29% de ses capitaux sont détenus par des investisseurs non américains et que les Américains n’exercent pas le contrôle effectif. Là encore cela date de la guerre froide. Il s'agissait de s'assurer que les compagnies nationales, très nombreuses à l'époque, ne soient pas reprises par des Russes", souligne Benoît Le Bret.
"Les Américains ont d'ailleurs appliqué cette règle en révoquant la licence d'une compagnie dans laquelle un investisseur irlandais était entré à moins de 29% mais 'pilotait' la compagnie depuis Dublin", ajoute l'avocat.
L'aérien n'est pas la seule industrie dans laquelle le capital est examiné. "En Europe, il y a d'autres domaines dans lesquels le droit retient l'actionnariat pour déterminer si une société est européenne ou non: le spatial et la défense. Contrairement à l'aérien, la citoyenneté européenne n'est pas requise pour exercer l'activité mais pour participer aux programmes européens (comme Iris² dans l'espace) et bénéficier de financements européens…sauf à prouver que les éventuels actionnaires 'non UE' n’exercent aucun contrôle sur les décisions sensibles", expose Benoît Le Bret.
Un CAC 40 qui n'est pas européen?
Appliqué stricto sensu, ce critère basé sur la répartition du capital ne manquerait pas de faire sourire. Nombre d'entreprises du CAC 40 ont une base actionnariale américaine forte. Totalenergies a plusieurs fois indiqué que la majorité de son capital était détenue par des investisseurs nord-américains. Le PDG de Thales, Patrice Caine, avait lui déclaré en début d'année que le capital flottant (environ 43,3%) de la société était majoritairement aux mains d'investisseurs nord-américains et anglo-saxons, alors qu'il était autrefois européen.
"Quand vous y pensez, si l'on appliquait la règle de l'actionnariat au CAC 40, on se rendrait compte que bon nombre de ses entreprises seraient américaines car leur actionnariat est parfois détenu en majorité par des investisseurs américains ou en tous cas hors UE", glisse Benoît Le Bret.
Toutefois, dans les cas précédemment évoqués dans le droit européen, "le morcellement de l'actionnariat peut être regardé. On peut considérer qu'une société a, certes, une minorité d'actionnaires européens. Mais, qu'en parallèle, aucun investisseur non européen n'exerce de pouvoir de contrôle significatif. Si bien que les investisseurs européens, même minoritaires, conservent le contrôle effectif et que l’entreprise est bien 'européenne'", expose l'avocat.
"Autre élément pouvant être apprécié: la présence de 'golden share' ou de pouvoir de blocage associé à une participation minoritaire par un État. Cette petite action et ce qu'elle contient peut permettre de conserver une identité nationale", ajoute-t-il.
On peut citer comme exemple l'ADIT, un spécialiste français de l'intelligence stratégique, dont l’actionnariat s’est élargi à plusieurs reprises au point que les organismes publics (l'État et Bpifrance) sont minoritaires au capital. Mais l'État conserve une action de préférence avec un droit de regard sur l’actionnariat et une minorité de blocage à son capital.
Le cinéma, un cas très français
Notons qu'en France, il existe un domaine où l'activité est parfois retenue comme critère pour caractériser la nationalité d'un film ou d'une société de production: le cinéma.
"En matière de cinéma, la France a une approche à géométrie variable. Les critères français sont désormais moins stricts que les critères européens pour l’accès aux financements. En Europe, un petit studio de production allemand a perdu en justice et s'est vu couper l'accès aux fonds européens parce que son capital était majoritairement détenu par des actionnaires non européens. En France, le cinéma est le seul secteur où un critère de territorialisation de l'activité entre en ligne de compte. Plus précisément, la France retient également des critères de langues ou de consommation locale d'une partie du budget pour déterminer la nationalité d'un film", explique encore Benoît Le Bret.
"Je rappelle que la question s'était posée avec le film 'Un long dimanche de fiançailles', dont les capitaux était majoritairement américain. C'était allé très loin puisque malgré ses cinq Césars et ses acteurs quasi tous français, le Conseil d’État l’a définitivement qualifié de 'film américain' en 2007", se remémore-t-il.
Encadré: Pourquoi tant de sociétés sont domiciliées aux Pays-Bas et au Luxembourg?
Les Pays-Bas constituent un terreau fertile pour les sièges des multinationales européennes. Pourquoi cela?
"Contrairement à la France (qui a perdu face à la Cour européenne sur ce sujet), les Néerlandais ont très tôt décidé de déduire au niveau des holdings des grands groupes les impôts déjà acquittés par leurs filiales situées dans d'autres pays européens. Forcément, quand vous êtres une entreprise comme Airbus, avec de très nombreuses filiales dans tous les pays d'Europe, c'est beaucoup plus simple pour éviter les doubles impositions (c'est-à-dire une taxation s'effectuant à la fois au niveau d'une filiale et de la maison-mère qui fait remonter le résultat net de la filiale en question)", avance Benoît Le Bret.
Dans le cas du Luxembourg, il convient de rappeler que le pays a longtemps mené une politique de "ruling" (des rescrits fiscaux) à grande échelle. Pour simplifier, les autorités luxembourgeoises ont approuvé des schémas complexes sur les prix de transfert qui permettaient de maximiser les charges dans les pays à forte fiscalité et de les minimiser dans les pays à la fiscalité plus modérée comme le Luxembourg. Ce qui revenait donc à optimiser l'impôt payé. Mais cette pratique a pris fin avec les enquêtes lancées dans le milieu des années 2010, sur Starbucks notamment ou sur Fiat Chrysler.
Contactés par BFM Bourse, Airbus et Stellantis n'avaient pas répondu à une demande de commentaire concernant l'établissement de leurs sièges aux Pays-Bas. En 2013, le défunt Sergio Marchionne, ex-directeur général de Fiat Chrysler, soulignait que les Pays-Bas avaient pour avantage d'afficher des règles en matière de droit des entreprises similaires à celles des États-Unis, rapportait alors Reuters.
De son côté, Eurofins a apporté le commentaire suivant au sujet de la domiciliation de son siège au Luxembourg, en 2012.
"En 2012, les actionnaires de la société ont adopté une résolution visant à transférer le siège social d'Eurofins Scientific SE au Grand-Duché de Luxembourg, afin d'améliorer l'organisation et la compétitivité. Cette décision s'inscrivait dans l'objectif du Groupe à l'époque de se transformer en une véritable société européenne, étant donné que 80% de son chiffre d'affaires était généré hors de France", a expliqué la société.
"Ce transfert a également permis d'aligner davantage le siège social d'Eurofins sur la localisation de la direction principale du groupe à l'époque et sur le centre de gravité des principales activités du réseau Eurofins, qui s'étaient déplacées vers l'Allemagne, le Benelux, l'Europe du Nord et la Scandinavie. Au moment du transfert, la direction mondiale d'Eurofins n'était plus présente ni au siège historique de Nantes, ni en France", a ajouté le groupe.
