(BFM Bourse) - Michael Burry a expliqué dans un post publié sur X que les groupes comme Meta, Amazon ou Microsoft augmentaient leurs bénéfices en étendant la durée de vie de composants technologiques, engendrant de moindres charges de dépréciation. Un argument qui risque de ne pas suffire pour convaincre le marché que l'IA est dans une bulle sur le point d'éclater.
Michael Burry est probablement l'investisseur le plus connu au monde, après Warren Buffett. Le gestionnaire du fonds Scion Asset Management avait eu l'audace de prédire assez vite (dès le milieu des années 2000) la crise des "subprimes" qui balaiera la planète Finance en 2008.
Selon Fortune, ce pari qui avait alors été réalisé envers et contre tous, lui a permis d'engendrer un profit personnel estimé autour de 100 millions de dollars (et autour de 700 millions de dollars aux bénéfices de ses clients).
Son histoire (et celle d'une poignée d'autres traders dans la même situation que lui) est narrée dans le film "The Big Short" (2015), lui même tiré d'un livre de Michael Lewis. L'acteur gallois Christian Bale incarne Michael Burry sur grand écran.
Selon ses propres dires, l'opérateur de marché est d'ailleurs surnommé "Cassandre" (du nom du personnage dans la mythologie grecque qui prédit la chute de la cité de Troie) par Warren Buffett.
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Depuis maintenant un bon moment, Michael Burry a lancé une offensive sur la tech américaine à coups de déclarations pessimistes et de graphiques censés inquiéter le marché.
Lundi, le célèbre investisseur a publié un message sur X (ex-Twitter) qui a fait jaser. Burry explique que les grands groupes de tech, à savoir Oracle, Microsoft, Meta, Alphabet et Amazon, ont étendu ces dernières années la durée de vie "utile" des technologies pour leurs réseaux et leurs puissances de calcul (comme par exemple, les processeurs graphiques, les GPU de Nvidia).
L'investisseur, qui dit s'être basé sur les documents déposés par les entreprises auprès des autorités boursières, note dans un tableau que la durée de vie "utile" de ces technologies est passée de trois à cinq ans en 2020 à cinq-six ans en 2025.
Sous-évaluation des dépréciations
Ce alors que ces groupes dépensent actuellement des centaines de milliards de dollars d'investissements pour s'équiper en GPU de Nvidia (et microprocesseurs, CPU) et pour bâtir des centres de données pour développer l'intelligence artificielle (IA).
"L'augmentation massive des dépenses d'investissement liées à l'achat de puces/serveurs Nvidia sur un cycle de produit de 2 à 3 ans ne devrait pas entraîner l'allongement de la durée de vie utile des équipements informatiques. C'est pourtant exactement ce qu'ont fait tous les 'hyperscalers (c'est-à-dire les géants de la tech américaine, NDLR)'", écrit Michael Burry.
Via ces choix comptables, Michael Burry estime que les groupes de tech sous-évaluent massivement leurs charges de dépréciation.
Pour comprendre son propos, il faut avoir en tête quelques notions de comptabilité. Lorsqu'elles possèdent un actif, comme un brevet, un logiciel ou des puces Nvidia, les entreprises sont tenues de passer des charges de dépréciation chaque année sur cet actif, sur une certaine période.
Ces charges traduisent la perte de valeur de l'actif en question, pour refléter, par exemple, l'usure, l'obsolescence progressive, ou tout simplement la baisse du prix de vente théorique, de la technologie en question.
En étendant la durée de vie "utile" des technologies évoquées par Michael Burry, les grands groupes de tech réduisent la charge annuelle liée à ces dépréciations, puisqu'ils déprécient l'actif non pas sur trois ans mais sur cinq ou six ans. Le "coût" est donc réparti sur un plus grand nombre d'années.
Michael Burry estime que ces choix comptables conduiront les cinq entreprises citées à "sous-estimer" ces dépréciations pour un total de 176 milliards de dollars sur la période 2026-2028.
Toujours selon lui, ces décisions "surestimeront" les résultats du groupe, l'investisseur évaluant l'impact à 26,9% pour Oracle d'ici 2028 et à 20,8% pour Meta.
Le spécialiste de marché (et médecin de formation) va jusqu'à écrire sur X que ce type de décision comptable constitue "l'une des fraudes habituelles de notre ère moderne".
Burry promet au passage d'en dire plus le 25 novembre et demande aux internautes de "rester à l'écoute" d'ici là.
Michael Burry est potentiellement (très) intéressé
Contactés par BFM Bourse, Google, Meta, Amazon et Oracle n'ont pas répondu dans l'immédiat à une demande de commentaire. Un porte-parole de Nvidia, de son côté, n'a pas fait de commentaire. Microsoft a déclaré regarder le sujet sans donner d'avantage de détails immédiatement.
Un ensemble de précisions doivent être apportées à la sortie de Michael Burry. Tout d'abord, son offensive est très certainement intéressée. Car l'investisseur a probablement misé gros sur la chute des groupes de tech en Bourse.
La semaine dernière, plusieurs médias ont rapporté que Burry avait acheté des options de vente ("put") sur Nvidia et Palantir, deux valeurs star de l'IA et de la tech en Bourse.
Pour rappel, acquérir un "put" revient à payer une somme (appelée "prime") pour avoir le droit de vendre une action (ou un autre actif) à un certain prix défini (le "strike") sur une période déterminée. Pour générer un profit, le trader doit voir l'action en question plonger durant cette période.
Dans un document, Michael Burry a indiqué aux autorités boursières avoir acquis des "put" ayant pour sous-jacents 5 millions d'actions Palantir et 1 million d'actions Nvidia. On ne sait pas combien il a misé, ni combien il risque car ni la "prime" ni le "strike" ne sont communiqués dans le document en question. Par ailleurs, comme le soulignait Bloomberg, il est théoriquement possible que ces "put" servent en réalité à couvrir d'autres positions.
Mais il est aussi tout à fait plausible que Michael Burry ait décidé de jouer massivement la chute de la tech en Bourse. Et ait donc tout intérêt à ce que le marché prenne peur, quitte à lui fournir lui-même des arguments. Un peu comme les vendeurs à découvert qui produisent des rapports au vitriol sur des actions d'entreprises qu'ils "shortent" dans le même temps.
Obsolescence contre allongement de l'utilisation
Concernant la nature même des arguments de Michael Burry, il est difficile de trancher. "L'accusation portée par Burry est grave, mais pourrait être difficile à prouver en raison de la marge de manœuvre dont disposent les entreprises pour estimer la dépréciation", écrit CNBC.
Dans les faits, allonger la durée de vie "utile" des technologies comme les processeurs graphiques de Nvidia peut très bien s'expliquer pour de bonnes raisons. Citons le cas, par exemple, où ces technologies sont utilisées sur un cycle de temps plus long.
Dow Jones Newswires explique que les vieilles puces A100 de Nvidia, qui ont débuté leur lancement commercial en 2020, sont encore très utilisées aujourd'hui en Chine et aux États-Unis. Bloomberg souligne, de son côté, que le ralentissement de la loi de Moore (qui, pour simplifier, explique que les nouveaux processeurs plus performants remplacent rapidement les anciens) a aussi pu expliquer ces décisions d'allongement de durée de vie "utile".
L'agence cite également un cadre d'Alphabet, Amin Vhadat, en charge de l'IA et des infrastructures, qui a déclaré que certaines puces âgées de sept à huit ans étaient encore pleinement fonctionnelles.
"Vous n'aurez pas toujours besoin d'un moteur Porsche 911 pour exécuter ces charges de travail, un moteur VW fera très bien l'affaire", explique pour sa part Anurag Rana, analyste chez Bloomberg Intelligence.
Toutefois, Bloomberg souligne également qu'allonger la durée de dépréciation de ces actifs demeure "discutable". Notamment au moment où Nvidia accélère les lancements réguliers de nouveaux produits plus puissants et plus économes en énergie. Alors que l'architecture Blackwell est sortie en 2024, un nouveau système de GPU, appelé "Vera Rubin" doit être commercialisée en 2026.
Alors que les GPU deviennent une classe d'actifs, leur valeur résiduelle dépendra d'un "cocktail d'inconnues (politiques douanières, contraintes énergétiques, concurrence etc…NDLR)", explique à Bloomberg le vendeur à découvert Kerrisdale Capital.
"Un marché réceptif?"
L'agence de presse conclut qu'il n'existe pas de véritable consensus sur la durabilité de ces équipements. Et remarque qu'Amazon a fait machine arrière, cette année, passant de six à cinq années pour la durée de vie de certaines technologies, comme des serveurs. Le groupe explique avoir constaté "une accélération du rythme des progrès technologiques", notamment dans le domaine de l'IA.
Vincent Juvyns, directeur de la stratégie d'investissement chez ING nuance. "Franchement les périodes de dépréciation en question ne sont pas plus choquantes que cela. Que l'on passe de 2-3 années à 5-6 années, on reste sur des périodes courtes. En Europe, beaucoup d'actifs se déprécient sur des périodes beaucoup plus longues", juge-t-il.
"Il y a peut-être un peu d'ingénierie comptable, mais ces entreprises investissent le cash qu'elles génèrent opérationnellement. Le risque se poserait si tout était un château de cartes qui reposerait sur de larges montants de dettes mais cela n'est objectivement pas le cas", ajoute le spécialiste de marché.
"Le problème de la tech américaine, c'est davantage que l'on dépense des centaines de milliards de dollars pour déployer l'intelligence artificielle. On pourrait se poser la question de savoir si tout ceci ne pourrait pas être fait moins cher", fait valoir Vincent Juvyns.
Dernier point, qui peut avoir son importance: Michael Burry n'a pas forcément fait mouche en pointant les dépréciations d'actifs qui seraient "surestimées".
Les prétendus artifices comptables pointés par l'investisseur augmentent certes le bénéfice par action des groupes. Mais ils sont sans incidence sur les revenus, la croissance, l'Ebitda (le résultat brut d'exploitation) ou la génération de trésorerie.
Or Wall Street regarde surtout la dynamique de croissance des grands groupes de tech.
"Le problème avec l'argumentaire de Burry est que le marché n'est pas sensible à ces sujets et cela risque vraiment de ne pas infuser", explique Charles Monot, président de Monocle AM.
"Il y a longtemps, Amazon avait fait la même chose avec les serveurs d'AWS (Amazon Web Services, division cloud du groupe, NDLR) et avait décidé de déprécier ces serveurs sur quatre ans et non plus cinq ans. L'impact sur le trimestre avait été important, de 3 milliards de dollars.
Sauf que le marché ne s'en est pas du tout inquiété et les analystes ont peut-être posé une question avec une réponse vague de la direction. Ensuite tous les autres, comme Alphabet, ont fait de même", poursuit-il.
"Je ne pense pas que cette histoire de dépréciation sera l'élément qui fera éclater la bulle de l'IA (si bulle de l'IA il y a). D'autant que le jour où la bulle explosera, les groupes de tech réduiront probablement leurs 'capex' (les dépenses d'investissements, NDLR) sur ces technologies qu'ils déprécient", conclut le gérant.
