(BFM Bourse) - Expert du marché des hydrocarbures, Benjamin Louvet craint qu'à la crise sanitaire se succède une crise pétrolière, tant le déséquilibre entre la demande vivement repartie et l'offre, contrainte par le manque d'investissements depuis des années, devrait se creuser.
Revenu à des sommets depuis octobre 2018, les cours des principales références mondiales de brut ne cessent de profiter des signaux de reprise de la demande, sous l'effet des réouvertures des économies, alors que le gros de la crise sanitaire semble désormais derrière nous. Mais alors que plusieurs observateurs affirmaient après le krach historique de mars dernier que la demande mondiale ne retrouvera peut-être jamais son niveau d'avant-crise, l'Agence internationale de l'Energie a indiqué cette semaine qu'elle voyait celle-ci atteindre un nouveau pic historique... dès le quatrième trimestre 2022. De l'autre côté, l'offre ne repartira clairement pas aussi vite, limitée par le manque criant d'investissements des groupes pétroliers depuis plusieurs années. Analyse de Benjamin Louvet, gérant matières premières chez Ofi Asset Management.
BFM Bourse: Quel est votre avis sur le niveau actuel des cours du brut ?
Benjamin Louvet: À court terme, nous avons affaire à une hausse orchestrée, liée à plusieurs éléments. La première chose, c'est que l'Opep+ a réussi à faire respecter d'une manière très stricte les accords de limitation de production, et gère bien la remise sur le marché du pétrole retiré. Une réussite à mettre à l'actif de Abdulaziz ben Salmane (ministre du pétrole saoudien), qui a réalisé un coup de maître en décidant de retirer unilatéralement 1 million de baril par jour (mbj) de plus que ce que prévoyaient les accords. Cela lui a donné une énorme latitude et l'a mis dans une position où il pouvait dire aux pays qui voulaient tricher: "D'accord, mais si moi je remets mon million de barils sur le marché, ça va vous faire mal". Cette menace d’inonder le marché a clairement fonctionné, à l'instar de ce qu'avait déjà fait l'Arabie Saoudite en 2014.
Le deuxième élément, c'est que le pétrole de schiste n'a rebondi que très modèrement, les "rig counts" (indicateur très surveillé qui dénombre les plateformes de forage en activité aux Etats-Unis, NDLR) ont remonté mais restent très loin du niveau d’avant crise, pareil pour les équipes de fracturation, toujours largement en-deçà du niveau qui permettrait de maintenir une production constante. Une logique de rentabilité prend le pas sur la logique de productivité qui avait cours jusqu'ici. La fuite en avant est terminée. Un des éléments qui explique cela est la tension inflationniste présente sur ce secteur, en particulier sur le prix des tubes en acier, qui renchérit le coût de production des nouveaux gisements. Les tensions inflationnistes présentes sur ce secteur, en particulier sur le prix des tubes en acier (+50%), renchérit le coût de production des nouveaux gisements, la production de schiste ne repart pas aussi vite
Du côté de l'offre, la remise sur le marché du pétrole iranien pourrait-elle faire rechuter les cours?
Sur le dossier iranien, les négociations prennent du retard donc à court-terme, cela joue également à la hausse sur les cours. Mais même si les négociations aboutissent, cela sera moins important que ce qui est annoncé, ce retour du pétrole iranien ayant été largement anticipé par le marché, celui-ci ne devrait pas être déstabilisé. D'autant qu'on parle de seulement un million de barils par jour selon les prévisions d'analystes.
De l'autre côté, la demande repart fort, on a par exemple enregistré 200.000 vols sur la journée du 11 juin, un trafic aérien qui n'avait plus été observé depuis décembre 2019. Et on arrive en plein dans le pic de consommation mondiale, qui arrive traditionnellement en été (voyages, climatisations, etc.).
L'offre risque donc de ne pas pouvoir suivre?
Absolument, il est certain que l'offre ne repartira pas aussi vite tant le manque d'investissements est problématique. Patrick Pouyanné, le PDG de Total, s'attend à ce qu'il manque 10 mbj en 2025. Le risque est que dans les 12 à 18 mois qui suivront la fin de la crise sanitaire, on embraye sur une crise pétrolière. Les stocks ne pourront pas non plus absorber la différence car l'Opep+ a bien joué le coup et ils sont déjà en baisse, retombés à 2,96 milliards de barils contre un pic à 3,2 milliards mi-2020. On pourrait ainsi aisément se retrouver avec un baril à plus de 100 dollars dès le début de l'année 2022.
Les entreprises peuvent-elle réinvestir massivement pour relancer la production?
Nous sommes dans une période transitoire très difficile à gérer. Les "supermajors" sont entre le marteau et l'enclume: on leur demande de réduire leurs émissions de CO2 mais d'un autre côté, elles ont des obligations envers leurs actionnaires. Dans son dernier rapport, l'AIE a incité ces groupes à arrêter leurs investissements dans l'exploration mais à augmenter leur production pour répondre à une demande croissante, ce qui semble compliqué puisque les puits existants ont un taux de déplétion (diminution de la quantité de pétrole produite, NDLR) d'environ 4 à 4,5% par an. Elles sont donc devant une équation très difficile à résoudre. Ce qui semble sûr, c'est qu'elles ne vont pas investir massivement aujourd'hui si on leur dit que plus personne ne voudra de leur pétrole dans cinq ans.