(BFM Bourse) - L'éclatement de cette lourde affaire avec la publication du livre-enquête Les Fossoyeurs a révélé les limites de l'approche ESG fondée seulement sur les évaluations des agences. Avec des enseignements pour les investisseurs.
Qualifier l'affaire Orpea d'onde de choc relève de l'euphémisme. Depuis la parution du livre-enquête Les Fossoyeurs, le cours de l'action a plongé d'environ 95%. D'une crise de réputation, l'affaire Orpea s'est transformée en crise financière car la controverse est survenue juste avant l'envolée de l'inflation qui a mis au tapis le modèle du groupe, miné par sa dette et un important parc immobilier.
Au point que Laurent Guillot, le nouveau directeur général du groupe (l'ancien a été limogé puis Orpea a déposé une plainte à son encontre pour des faits pouvant relever notamment de l'abus de confiance ou de biens sociaux), évoquait sur BFM Business cette semaine un modèle "de foncière avec une activité annexe de soins et d'accompagnement". "Quand je suis arrivé [en juillet, NDLR], la situation financière de l'entreprise était déjà catastrophique", a-t-il fait valoir.
"Avant le scandale lié au livre Les Fossoyeurs, jamais il n'aurait été question d'envisager une faillite d'Orpea. Une crise de confiance a mis à mal l'ensemble des facteurs de valorisations de la société, car au-delà de l’enjeu de réputation, des malversations et des pratiques frauduleuses ont été révélées. La qualité de son service a été remise en question de même que la pérennité de son modèle d'affaires, cela a déclenché une prise de conscience, avec les craintes d'un durcissement réglementaire, que la société ne puisse mener à bien sa mission et que la rentabilité de ses actifs en pâtisse", résume Léa Dunand-Chatellet, gérante et directrice de l'investissement responsable chez DNCA Finance
Le groupe est désormais sauvé, un accord sur sa restructuration financière ayant été noué, avec à la clef une lourde dilution (plus de 99%) pour les actionnaires. Pour Yi Zhong, analyste chez le bureau d'études indépendant AlphaValue les pertes subies par les porteurs et les créanciers constituent une "leçon pour tout le secteur". "Les risques ESG peuvent devenir extrêmement coûteux. Le manque d'éthique d'Orpea et la remise à plat des normes du secteur qui en résulte est également une remise à zéro pour l'ensemble des maisons de retraite qu'elles soient cotées ou non", explique-t-elle dans une récente note.
La défaite des notations ESG
L'éclatement de l'affaire Orpea a, en effet, mis en lumière les dangers ESG (environnement, social, gouvernance, les critères extra-financiers), créant un important précédent.
"Orpea est une faillite ESG. Il y a eu d'autres controverses avant cette affaire. On peut penser au dieselgate. Mais cette controverse avait eu de l'importance en raison de son important coût chiffré. Or avec le scandale Orpea, au-delà des impacts financiers immédiats, la nouveauté c'est bien que le risque de réputation est désormais matériel en Bourse", souligne Léa Dunand-Chatellet, gérante et directrice de l'investissement responsable chez DNCA Finance.
L'affaire Orpea a aussi mis à mal une certaine idée de l'approche ESG car la société était relativement bien notée par les agences. Au point que L'Agefi évoquait "une défaite" de ces notations.
"Les agences de notation ESG avaient plutôt des opinions positives sur Orpea. La raison principale reste que son cœur de métier, à savoir l'accompagnement et la prise en charge des personnes âgées, fait partie intégrante des enjeux du développement durable, et cochait donc naturellement la bonne case, au même titre par exemple qu'une entreprise spécialisée dans les énergies renouvelables à l’enjeu de la transition énergétique. Mais l'erreur c'est de ne regarder que le thème de l'activité et de négliger comment la société gère ses activités et le respect des critères de responsabilité d’entreprise tels que les enjeux sociaux ou de gouvernance", explique Léa Dunand-Chatellet.
Des limites méthodologiques
"Orpea avait une communication ESG assez riche et transparente, ce qui lui a permis de passer les filtres des agences de notations qui basent leur évaluation sur la qualité et la transparence des rapports écrits. Mais au-delà de ces informations, il manque l'essentiel, à savoir la connaissance des dirigeants et les visites sur site pour s'intéresser à la réalité du terrain. De plus, dans le cas d’Orpea, des signaux faibles alertaient sur une gestion fragile avec la publication régulière d’articles de presse sur les conditions de vie des résidents ou encore le climat social", développe également la gérante.
Nous avons sondé plusieurs agences de notation ESG. ISS ESG n'a pas souhaité faire de commentaire. Moody's nous a expliqué qu'il était "inexact" d'affirmer qu'Orpea était "bien noté", soulignant qu'elle attribuait à l'entreprise une évaluation ESG "limitée" (les évaluations de Moody's vont de "faible" à "avancée" en passant par "limitée et "robuste"). Cette évaluation d'Orpea reflétait des performances "faibles" et "limitées" dans "plusieurs catégorie du pilier 'social'", fait également valoir Moody's.
Axel Pierron directeur associé de Sustainalytics-Morningstar, une autre agence, a lui accepté de nous répondre en détail. Il rappelle, lui aussi, le contexte. "Orpea avait été évaluée par nos analystes en notation ESG parmi les meilleurs de son secteur mais au sein d'un secteur qui avait un niveau de risque élevé, proche du tabac. Dans l'ensemble le niveau de risque sur Orpea était à "moyen", et la société se classait au-delà de la 6.000e place sur les 13.000 sociétés que nous suivions (moins de 2% d'entre elles affichent un risque jugé "négligeable")", note-t-il.
"Précisons aussi que les risques que nous avions identifiés sur Orpea sont ceux qui sont effectivement survenus, à savoir la qualité des produits et des services et la gestion du capital humain". L'expert explique aussi que "certes le risque Orpea a été sous-estimé mais il convient de souligner que le principe même du risque est qu'il est impossible de déterminer précisément quand il se matérialisera ni son ampleur exacte".
Tout en reconnaissant certains écueils. "Je comprends la frustration des investisseurs. Notre méthodologie essaie de capturer au mieux le réel, mais cela reste quelque chose de complexe et par définition d'imparfait. Surtout, nos notes ont des limites qu'il faut reconnaître: elles ne remplaceront jamais les visites sur sites de la société, que nous sommes en incapacité de produire au risque autrement d'augmenter fortement le coût d'accès à des notes ESG. Rappelons que Les Fossoyeurs a représenté trois années d'enquête", souligne-t-il.
Des enseignements à retenir
Dès lors quelles leçons faut-il retenir de cette crise? "S'il y a bien un enseignement à tirer de l'affaire Orpea c'est que les investisseurs ESG se doivent de comprendre la réalité d'une entreprise sur le terrain et d'avoir une connaissance profonde de la société sans déléguer leur analyse à une agence de notation. Autrement vous externalisez la valeur ajoutée de l’analyse extra-financière qui doit être au cœur du processus de gestion pour être maitrisée", répond Léa Dunand-Chatellet.
"Il faut également prêter attention à des 'signaux faibles' c'est-à-dire par exemple la récurrence des articles négatifs et polémiques parus dans la presse. Nous avions ainsi identifié qu'une épée de Damoclès planait sur Orpea et avions une mauvaise opinion depuis longtemps sur la société", ajoute-t-elle. La gérante recommande également de prêter attention à certains indicateurs. "Les sociétés communiquent déjà sur beaucoup de points ESG. Mais le cas Orpea montre qu'il faut prêter attention à des critères tangibles du point de vue social tels que le taux de rotation du personnel, l’absentéisme ou encore l'absence de conflits sociaux", poursuit-elle.
De son côté, Axel Pierron explique qu'"après l'affaire Orpea nous avons fait évoluer notre méthodologie". "Nous avons ainsi donné plus d'importance aux programmes de lanceurs d'alertes pour les entreprises, savoir si elles publient le nombre d'alertes la concernant, si ces programmes sont anonymes et si aucunes représailles affectent ensuite ces lanceurs, s'ils sont suffisamment protégés", cite-t-il comme exemple.
Par ailleurs, "l'affaire Orpea a montré qu'il y avait un besoin de pédagogie de notre part, les agences de notation, auprès des investisseurs particuliers comme professionnels, car une confusion s'est observée: nos notations évaluent un risque ESG sur les paramètres financiers d'une entreprise mais ne présente pas la performance en matière de critères ESG d'une société", ajoute-t-il.
Des "profits warning" ESG?
L'affaire pourrait également ouvrir la voie à une certaine tension dans la communication des entreprises. "Au vu de l'importance qu'a pris un sujet comme la trajectoire d'émissions de CO2, on peut très bien imaginer qu'à l'avenir les entreprises fassent des 'profit warning' ESG sur leurs objectifs en la matière. Ce scandale marque un changement dans la prise en compte par les investisseurs des enjeux réputationnels", explique Léa Dunand-Chatellet.
Pour revenir à Orpea, le groupe assure avoir modifié ses pratiques et prône dans son plan de "refondation" un "changement de méthode" tourné vers l'éthique, reconnaissant ne pas avoir pris suffisamment soin de ses collaborateurs. Le groupe entend ainsi recruter, former, et conserver ses employés et compte mieux soigner et accompagner ses résidents, ses patients et leurs familles.
"Nous avons embauché depuis le mois de septembre 800 personnes tous les mois, mois après mois, le taux d'encadrement entre janvier 2022 et aujourd'hui a progressé de 10%, le budget alimentaire de janvier 2023 a augmenté de 35% sur un an, nous nous donnons les moyens", a détaillé le directeur général, Laurent Guillot, cette semaine sur BFM Business. "Est-ce suffisant? Tout n'est pas encore mis place, ce n'est pas dans tous les établissements car cela prend du temps, que nous avons des problèmes de recrutement" mais "nous faisons tout ce que nous pouvons", assurait-il.
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