(BFM Bourse) - Cette expression traduit une évolution où une couche de la population s'enrichit quand l'autre s'appauvrit, avec des ramifications sur les marchés financiers. Cette trajectoire économique pose un certain nombre de risques.
"V", "U", "L" ou encore "W". Nombre de lettres de l'alphabet ont été utilisées pour décrire l'évolution d'une économie, notamment lors de la pandémie.
Ces lettres sont assez explicites. À titre d'exemple, la "L" renvoie au pire des scénarios avec un décrochage qui n'est jamais suivi de reprise.
"C’est le scénario japonais : affecté par la crise qui a touché toutes les économies mondiales en 1991, le pays ne s’est jamais totalement relevé. Alors que son PIB augmentait en moyenne de 4,1% par an entre 1973 et 1991, l’économie nippone a, depuis, affiché une croissance moyenne de 0,8% par an", soulignait en avril la banque suisse Pictet.
Une lettre intrigante est revenue ces derniers mois pour qualifier la trajectoire économique des États-Unis: le K.
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L'IA comme élément perturbateur
Par sa forme, avec deux lignes partant dans des trajectoires opposées, le "K" fait tout simplement référence à une économie dans laquelle une partie de la population s'enrichit pendant que l'autre, au contraire, s'appauvrit.
"Pendant la pandémie de coronavirus, l’idée du K s’est popularisée chez les économistes pour illustrer le fait qu’une partie de l’économie était pratiquement épargnée par la pandémie, voire en bénéficiait, tandis qu’une autre partie souffrait considérablement : à l’image de la lettre K, une branche montait tandis que l’autre descendait", explique la banque allemande DWS.
Cette idée a refait surface ces derniers mois aux États-Unis, en raison notamment d'un contraste préoccupant. La croissance américaine demeure, certes, robuste, mais l'emploi se porte relativement mal. En novembre, le pays avait créé 64.000 postes après en avoir détruit 105.000 le mois précédent.
"L'économie américaine connaît actuellement un paradoxe: alors que le marché du travail montre des signes de faiblesse, la croissance du produit intérieur brut reste résiliente", observait la banque Pictet en octobre.
Une partie de ce paradoxe tient à la montée en puissance de l'intelligence artificielle et des dépenses liées à cette thématique. Les investissements dans l'IA ont soutenu à bout portant l'économie américaine, au point que, sans ces dépenses, les États-Unis auraient basculé en récession, selon Deutsche Bank.
Or ces investissements ne sont pas très pourvoyeurs d'emplois. Les data centers, par exemple, nécessitent une main d'oeuvre bien plus faible, une fois construits, que des usines ou des complexes de bureaux, remarquait en octobre JP Morgan.
"L’économie américaine n’est pas faite d’un bloc. Les situations sont contrastées selon les secteurs et les agents. L’investissement résidentiel est déprimé. À l’opposé, les dépenses en équipement des entreprises sont 'booming' (en plein essor, NDLR) en lien avec la révolution de l’IA", notait en septembre Oddo BHF.
Les ménages aisés tirés par Wall Street
"Le marché du travail donne des signes de faiblesse mais les marchés d’actifs (financiers, NDLR) affichent des valorisations élevées. Ce sont là des facteurs jouant en sens opposé sur la capacité de dépenses des ménages", développait le courtier dans une note appelée "Citizen K", référence au film d'Orson Welles.
Ainsi les Américains les plus fortunés s'enrichissent grâce à la hausse des marchés quand les couches moins bien fortunées sont frappées par un marché de l'emploi qui se tend. D'où les deux branches du "K".
"Les ménages les plus aisés ont vu la valeur de leurs portefeuilles d’actions et de leurs maisons grimper, tout en encaissant des rendements obligataires au plus haut depuis des décennies", explique John Plassard de Cité Gestion, dans une note publiée fin novembre.
"À l’inverse, les ménages modestes arbitrent sur les biens de première nécessité, passent des marques premium aux enseignes à bas prix et utilisent davantage de promotions. Les chaînes de restauration rapide parlent désormais ouvertement d’une 'économie à deux vitesses', avec des clients qui montent en gamme… et d’autres qui disparaissent. Même constat dans l’auto: les véhicules neufs à plus de 50.000 dollars continuent de se vendre, mais les défauts de crédit explosent chez les acheteurs les plus fragiles", illustre encore le spécialiste de marché.
Ce constat est corroboré par Bank of America. "Les tranches de revenus moyens et élevés dépensent à un rythme soutenu, tandis que les tranches de revenus inférieurs peinent à la marge", notait la banque en novembre.
"Ce déséquilibre de consommation entre les tranches de revenus n'est pas isolé. Bien que la consommation globale reste robuste, les marchés du travail continuent d'envoyer des signaux mitigés, avec une faible création d'emplois mais également un taux de chômage relativement bas et encore proche des estimations du taux naturel. Quelque chose ne colle pas, soit le marché du travail se renforce, soit la consommation ralentit", développait la banque.
Des impacts sur les entreprises
Cette divergence s'observe aussi dans les comptes des sociétés américaines, selon DWS. Fin novembre, le gérant d'actifs allemand remarquait que les résultats d'exploitations du S&P 500 avaient, depuis un an, connu "un fort dynamisme" quand les bénéfices totaux des entreprises, tels qu'ils sont publiés dans les données économiques nationales "sembl(aien)t rester en retrait".
"Quelques grandes entreprises technologiques tirent les bénéfices du S&P 500 vers le haut, soutenues par des économies d’échelle et d’importants investissements dans l’IA (intelligence artificielle)", poursuivait DWS.
"À l’inverse, les données macroéconomiques sur les bénéfices reflètent la base large des entreprises américaines et incluent donc de nombreuses sociétés plus petites, sensibles aux taux d’intérêt, qui souffrent de coûts de financement plus élevés et d’une hausse des coûts unitaires de main-d’œuvre", ajoutait le gérant d'actifs.
Torsten Slok, chef économiste de la société d'investissement Apollo, a lui remarqué que cette divergence marquée par l'enrichissement de la classe aisée américaine avait eu un impact récent sur certaines actions. Entre juin et novembre 2025, les titres des groupes de consommation discrétionnaires (comme l'électroménager, les équipements techs) ont surperformé les "staples", secteur que l'on peut qualifier de "biens de consommation de base" d'environ 20 points de pourcentage.
Le problème de cette "économie en K" reste qu'elle pose un certain nombre de risques. Avec potentiellement un affaiblissement de la consommation, le grand moteur de l'économie américaine. Et si la première économie américaine venait à souffrir, les marchés financiers en pâtiraient aussi.
"Il y a aujourd’hui des faiblesses au bas de la pyramide des revenus (emploi). Qu’adviendrait-il de la consommation si le sommet était lui aussi fragilisé (marchés) ?", s'interrogeait Oddo BHF en septembre.
Une économie fragile?
"Une telle expansion en 'K', avec des moteurs et des bénéficiaires limités, est intrinsèquement fragile. Un resserrement soudain du crédit ou une correction brutale des actions pourrait épuiser la dernière source de demande, déclenchant une boucle de rétroaction négative entre la consommation et l'emploi et poussant l'économie en récession", redoute Safra Sarasin. La banque suisse considère toutefois comme "peu probable" ce scénario au vu des récentes données sur le crédit.
Alors qu'une bulle de l'IA reste très prégnante sur le marché (selon une récente enquête de Deutsche Bank, il s'agit du risque le plus cité par les investisseurs), un coup de mou sur les valorisations du secteur aurait d'autant plus de répercussions sur le marché qu'il se doublerait d'effets sur la consommation.
"Étant donné que les ménages des tranches de revenus moyens et élevés sont exposés aux actifs financiers, une réévaluation du récit sur l'IA qui provoque une correction du marché boursier peut affecter la dynamique de la consommation via la confiance des consommateurs", expose Bank of America.
L'établissement américain note que cette situation n'est pas limitée à l'Amérique. "Les dynamiques de consommation avec une économie en "K" "vont au-delà des États-Unis, car les effets de richesse créés par le rallye (la forte hausse, NDLR) des actifs financiers mondiaux exacerbent les inégalités de revenus", prévient l'établissement.
Dans un post publié la semaine dernière sur X, Holger Zschaepitz, journaliste au journal die Welt, et commentateur avisé des marchés financiers, remarque que l'économie allemande présente également des signes de trajectoire en "K". Les actions allemandes grimpent de façon continue alors que l'indice de confiance des ménages allemands Gfk baisse depuis mi-2024.
Deutsche Bank, de son côté, a noté dans une note publiée début décembre des signes de cette dispersion au Royaume-Uni, remarquant que le pouvoir d'achat baisse pour les 60% des ménages les plus modestes quand les plus aisés tirent le chiffre global.
Pour revenir aux États-Unis, "une économie où le top 10% assure près de la moitié de la consommation ressemble de plus en plus à une tour de Jenga (si vous y avez déjà joué !)", illustre pour sa part John Plassard.
"Tant que les blocs du haut restent en place – marchés, immobilier, emplois qualifiés – l’ensemble tient debout. Si un choc touche le sommet du K, par exemple une forte correction boursière ou une remise en cause brutale de la 'promesse IA', la consommation pourrait se contracter très vite", poursuit l'expert.
"À l’inverse, si le choc touche surtout le bas du K (hausse du chômage non qualifié, nouvelle vague d’inflation sur les biens essentiels), le risque est plus diffus mais tout aussi réel : tensions sociales, polarisation politique, défiance vis-à-vis des institutions. Dans les deux cas, la vulnérabilité vient de la concentration du moteur de croissance sur une minorité de ménages", développe encore John Plassard.
Le spécialiste de marché estime que cet environnement plaide pour rester investi mais en diversifiant son portefeuille et en évitant ainsi de répliquer cette économie en K dans sa propre sélection de titre. Ce qui, selon lui, revient à conserver certaines grandes capitalisations américaines mais en ajoutant d'autres actions internationales et des actifs réels (or, immobilier coté, infrastructures).
"Pour l’investisseur, la réponse n’est ni la panique ni le déni, mais une stratégie claire: rester investi et rester lucide sur la fragilité d’un système tiré par quelques gagnants", conclut-il.
