(BFM Bourse) - Aussi curieux que cela puisse paraître, la gestion des centres pénitentiaires américains est en partie déléguée à la sphère privée. Et parmi ces acteurs, certains sont cotés en Bourse, à l'instar de CoreCivic, dont le titre a bondi mercredi. Un phénomène à mettre sur le compte du choix de Joe Biden de désigner Kamala Harris comme sa colistière? Non, répond fermement le seul analyste qui suit le dossier à Wall Street.
Inimaginable en France, le complexe carcéral américain est -en bonne partie- géré par des entreprises privées. Depuis le tristement célèbre bagne de San Quentin, première prison à but lucratif aux États-Unis (en Californie) construite par les détenus eux-mêmes en 1852 et qui abrite la dernière chambre à gaz aujourd'hui reconvertie en salle d'injection létale, une majorité des États américains ont cédé au privé la responsabilité de la détention de prisonniers.
Plus surprenant encore, les plus grands groupes du secteur sont cotés à Wall Street. C'est notamment le cas des deux plus grands gérants de centres pénitentiaires que sont GEO Group et CoreCivic. Créé en 1983 au début de la présidence Reagan, ce dernier gère à ce jour plus de 60 complexes répartis dans 19 États américains (pour une capacité de 90.000 lits), relevant tant du système pénitentiaire que des centres de détention pour étrangers en situation irrégulière. Et le groupe a fait parler de lui à la Bourse de New York mercredi, ouvrant en hausse de plus de 10% avant de boucler la séance sur un net gain de 8,1% qui contraste avec sa performance boursière depuis le début de l'année (-43% depuis le 1er janvier).
Kamala Harris responsable de la flambée du titre?
Un bond que de nombreux observateurs ont mis sur le compte de la désignation, par Joe Biden, de Kamala Harris en tant que colistière en vue des élections présidentielles -un tweet affirmant que "les actions des prisons ont augmenté juste après que Kamala Harris a été confirmé comme "VP" a notamment fait près de 15.000 retweets pour 46.000 "likes"- qui se tiendront dans 3 mois. Il faut dire que la sénatrice californienne dispose d'un "track record" peu flatteur du temps où elle était procureure générale de Californie (entre 2011 à 2017) et procureure du district de San Francisco (entre 2004 et 2010).Dans un pays qui représente 5% de la population mondiale mais 20 à 25% de la population carcérale mondiale, l'emprisonnement disproportionné des Afro-Américains est devenu un problème majeur et l'un des sujets d'attention de la course à la présidence. Il représentait un défi particulièrement important pour Kamala Harris, la première sénatrice américaine noire de Californie qui comptait sur un soutien important des Afro-Américains, et avait promis durant sa campagne à l'investiture démocrate "une enquête sur le système carcéral américain pour savoir qui en profite financièrement". Sauf que de nombreux électeurs noirs ont ouvertement déclaré se méfier de ses 27 ans de carrière en tant que procureur chargé de faire appliquer les lois qui ont envoyé les Afro-Américains en prison
Et pour cause, lorsque la Cour Suprême a ordonné à la Californie, en mai 2011, de réduire la surpopulation carcérale, l'ancienne procureure générale avait affirmé y voir une "opportunité de réforme fondamentale", créant au sein de son équipe une division pour aider les comtés à trouver des alternatives à l'incarcération. Mais quelques années plus tard, son bureau a été critiqué lorsqu'il s'est prononcé contre la libération d'un trop grand nombre de personnes en liberté conditionnelle, arguant que cela réduirait la main-d'œuvre carcérale de l'État.
Certains investisseurs -un poil cyniques- auraient donc vu d'un bon oeil l'arrivée de Kamala Harris à la Maison blanche, en qualité de vice-présidente de Joe Biden (qui dispose d'une marge confortable dans les derniers sondages)?
Il n'en est rien selon Joe Gomes, seul analyste qui suit le dossier chez Noble Capital Markets, qui explique que la flambée du titre CoreCivic mercredi "n'a rien à voir avec la sélection de Kamala Harris en tant que vice-présidente", quand bien même le timing entre l'annonce de Joe Biden et le bond de l'action du gérant de centres pénitentiaires coïncidait parfaitement. Le spécialiste du secteur impute plutôt cette nette progression à "l'annonce du changement d'indice", les actions CoreCivic ayant été "exclues de l'indice MidCap 400" pour être reversées dans le S&P SmallCap 600, conséquence d'un parcours boursier chaotique en 2020.
Changement d'indice
L'ajout de CoreCivic à l'indice SmallCap 600 ne prend toutefois effet que le 17 août, souligne Joe Gomes, date après laquelle les fonds communs de placement et autres ETFs qui suivent la composition du SmallCap 600 devront acheter des titres du groupe pénitencier afin que leurs avoirs reflètent exactement l'indice. "Certains investisseurs pensent probablement qu'ils peuvent devancer ces acheteurs en achetant eux-mêmes des actions avant que le changement ne prenne effet" et que ces flux à l'achat ne fassent grimper le titre, estime Rich Smith, éditorialiste pour le site financier The Motley Fool.Un argument pas vraiment recevable pour Joe Gomes, puisque "tout comme certains investisseurs ont besoin d'acheter des sociétés lorsqu'elles sont ajoutées à un indice, ils doivent souvent vendre si une société est exclue d'un indice. Donc, net net, les annonces d'indices ne devraient pas avoir une grande influence sur le cours de l'action, à mon avis".
Passage du statut de "REIT" à celui de "C-corp"
L'analyste avance une autre hypothèse: le passage de CoreCivic du statut de REIT (pour "real estate investment trusts", ce qui se rapproche d'une société d'investissement immobilier cotée) à celui de C-corp, que le groupe avait abandonné dans l'autre sens en 2013. Le géant pénitencier verra ainsi ses impôts augmenter mais pourra conserver ses bénéfices (pour les consacrer au remboursement de la dette et à l'investissement dans les nouveaux biens immobiliers notamment) plutôt que de les verser à ses actionnaires."Nous pensons que notre structure et notre stratégie révisées, combinées à la résilience de notre activité principale, se traduiront par une augmentation significative des liquidités, un bilan plus solide et un coût du capital plus faible, ce qui nous permettra de réduire notre dépendance vis-à-vis des marchés de capitaux", a déclaré Damon T. Hininger, PDG de CoreCivic, lors de cette annonce effectuée lundi. "Nous sommes enthousiastes à l'idée de pouvoir créer de la valeur pour nos actionnaires tout en nous développant encore plus pour aider ceux qui nous sont confiés (les prisonniers, NDLR) à réussir la prochaine étape de leur vie" a-t-il ajouté.
Ce changement intervient alors que CoreCivic est dans le collimateur des autorités politiques à la suite d'une vaste controverse sur le traitement des détenus dans les prisons privatisées. Cette polémique autour de la brutalité policière et du système judiciaire -plusieurs enquêtes ont révélé des collusions entre juges et responsables de groupes pénitentiaires privés, tandis que CoreCivic est connu pour son lobbyisme au Congrès afin de durcir les lois- a alimenté l'incertitude quant à l'avenir des prisons privées, ce qui se traduit par une baisse de la valeur de ces entreprises. Plusieurs grandes banques ont par ailleurs annoncé l'année dernière mettre un terme à leur relation avec CoreCivic à partir de 2023 en raison du rôle joué par le groupe dans le logement des immigrants détenus par le gouvernement fédéral.
"En tant que REIT, de nombreux investisseurs institutionnels ne détenaient pas de titres CoreCivic" ajoute Joe Gomes, sous-entendant que le passage du groupe au statut de C-corp pourrait de nouveau les attirer. Si ces investisseurs devraient attendre que ce changement soit effectif (à la fin de l'année fiscale 2020), d'autres ont donc semble-t-il pris un peu d'avance.